Conférence du Cheikh Ibrahima Abdallah SALL à Nantes, le 17 juillet 2004. |
Du temps du Prophète (SAS), sa présence et sa proximité imposaient aux compagnons une façon d'être et de faire entièrement auréolée de lumière. Il y avait une intensité et une densité de vie spirituelle de ses compagnons qui lui avaient fait une sincère et franche allégeance, au point que chacun d'eux pouvait être considéré comme un rameau de sainteté.
Après la disparition du Prophète (SAS) et l'éloignement de son époque, la spiritualité baissa en intensité et la mondanité gagna de plus en plus les cours qu'elle finit par emprisonner dans ses rets. L'atmosphère terrestre se durcit, et la spiritualité devint beaucoup plus une exception qu'une règle de vie. A ce propos, Anas (un des nobles compagnons du Prophète) dit que lors de l'entrée du Prophète (SAS) à Médine, la ville s'illumina. A sa mort, la lumière fit place aux ténèbres et à l'angoisse, car il était une lumière pour eux et le vivificateur de leur cour. Les dépositaires de cette spiritualité qui purent se préserver et se maintenir dans la bourrasque subversive, constatant l'indifférence du grand nombre et voyant l'obscurcissement du ciel de leur époque, organisèrent des cadres où se perpétua l'enseignement direct délivré par le Prophète (SAS) aux Compagnons et reproduit dans la relation maître/ disciple.
Du temps du Prophète (SAS), le soufisme était une réalité sans nom, comme le furent la grammaire ainsi que d'autres sciences connexes au Coran. L'émergence d'un concept nouveau peut supposer la nouveauté de ce qu'il désigne, surtout dans un contexte où la mémoire de la plupart des contemporains s'est embrumée du fait des vicissitudes du temps. Dans le cas du soufisme, l'excellence de certains, leur distinction par rapport au commun sur beaucoup d'aspects de leur vie, leur non-conformité à l'air du temps, leur enracinement profond dans la religion, leurs qualités qui témoignaient d'une noblesse d'âme et qui était pour certaines l'expression d'une rigueur extrême, firent croire à une époque située à la périphérie de la spiritualité et quelquefois à ses antipodes, en l'apparition d'un phénomène nouveau. Ces hommes qui voulurent être l'incarnation même de la vérité furent désignés par divers vocables dont le plus fréquent est le mot « sûfi », et ce qu'ils vivaient, le « taçawwuf » (soufisme).
Le soufisme est le moyen qui permet la purification de l'âme charnelle (nafs) et de l'esprit (rûh). C'est la répression des vices et l'acquisition des nobles vertus.
Le Prophète (SAS) a dit : « J'ai été envoyé pour parfaire les nobles vertus. » Le Cheikh Ahmad Tijaan (RA) dit que « le soufisme consiste à suivre les recommandations divines, à abandonner ses interdits dans ce qui est manifeste ou caché, conformément au vouloir divin et non selon la volonté individuelle. » Les vertus favorisent ou conditionnent des attitudes contemplatives, et d'autre part en résultent dans la mesure où elles sont sincères. Elles portent à un dépassement de soi dans la mesure où elles sont profondes.
Le soufisme est le souvenir permanent de Dieu. Le Prophète (SAS) a dit : « Multipliez l'invocation de Dieu jusqu'à ce qu'on dise: c'est un fou ! » De même : « Multipliez l'invocation jusqu'à ce qu'on dise : c'est de l'ostentation. » Il mentionne aussi : « A la droite du Miséricordieux- et ses deux mains sont dextres- on trouve des hommes qui ne sont ni prophètes, ni martyrs, et dont la clarté du visage éblouit ceux qui les regardent. Les prophètes et les martyrs les envient à cause de leur place et de leur proximité de Dieu. Quelqu'un demanda alors : « Qui sont-ils donc ? » Le Prophète (SAS) répondit : « Ce sont des personnes appartenant à des clans bien distincts, qui se réunissent en vue du souvenir de Dieu, choisissant de ne dire que les meilleures paroles, tout comme un gourmet ne sélectionne que les meilleures dattes. » Les rites ne sont institués qu'en vue du souvenir de Dieu. Le Prophète (SAS) a dit : « La circumambulation autour de la Maison sacrée, les allées et venues entre Safâ et Marwa, ainsi que le jet de pierres n'ont été institués qu'en vue du souvenir de Dieu. » Lui-même dit dans le coran : « Accomplis la prière pour te souvenir de Moi. » De plus, la valeur d'un acte religieux dépend de l'intensité de concentration dans le souvenir qui l'accompagne. Voilà pourquoi le Prophète (SAS), lorsqu'on lui demanda quel combattant obtiendrait la plus grande récompense, répondit ainsi : « Celui qui se sera le plus souvenu de Dieu. » Et quand on le questionna de nouveau : « Quel est le jeûneur qui aura la plus grande récompense ? » Il réitéra sa réponse : « Celui qui se sera le plus souvenu de Dieu. » Et quand la prière, l'aumône, le pèlerinage et les dons furent mentionnés, il fît encore la même réponse. Abû Bakr dit alors à Umar (que Dieu soit satisfait d'eux) : « Les gens du souvenir ont pris ce qu'il y a de mieux ! » Le Prophète (SAS) acquiesça : « Certes, oui ! » Selon Aïcha (que Dieu l'agrée) le Prophète (SAS) « invoquait Dieu tout le temps. »
Le soufisme est la seule voie où l'adoration de Dieu est sincère, car n'étant effectuée ni pour ce bas monde, ni pour l'au-delà, mais pour Lui exclusivement.
Le soufisme est la connaissance de Dieu
qui permet la rupture avec tout ce qui n'est pas Lui pour se lier exclusivement à Lui. Dieu dit dans le Coran : « Que ni vos biens, ni vos enfants ne vous distraient du rappel d'Allah. »
Il embellit les cours, procure la paix intérieure et le bon caractère.
Le Cheikh Zarruq dit que les « sûfi » sont ceux qui sont plongés dans l'adoration de leur Seigneur en vue de Lui exclusivement, mais non pour la recherche du bas-monde ou de l'au-delà. Junayd disait que «s'il y avait sous les cieux une connaissance supérieure au soufisme, nous serions allés à sa recherche. »
Cette connaissance est un savoir expérientiel, une connaissance gustative qui ne s'acquiert pas par l'étude mais plutôt par le compagnonnage avec celui qui l'a réalisée.
Le soufisme est une obligation imposée à tous car, à l'exception des prophètes, personne n'est exempt de vices et prémuni contre les scories du cour. L'Imam Shâzalî dit que «celui qui meurt sans pratiquer le soufisme meurt enveloppé des grands péchés sans qu'il ne s'en rende compte.» Ni la raison des raisonnables, ni la sagesse des sages, ni la science des docteurs de la loi ne peuvent améliorer leur conduite.
Le soufisme est la seule voie où la purification consiste avant tout à nettoyer le cour de tout ce qui n'est pas Dieu par la fusion du cour dans Sa mention qui s'achève dans la totale extinction en Lui.
Cette orientation exclusive vers Dieu procure à l'âme une richesse qui la met au-dessus de tout besoin, malgré le poids de la pauvreté extérieure.
Le soufisme tire son origine du Coran, de la Tradition du Prophète (SAS), de la connaissance que Dieu délivre aux purs (sâlihîna), de l'ouverture parfaite qu'Il procure aux connaissants par Dieu (ârif bil-lâhi), et du Fiqh.
Le soufisme emploie une terminologie spécifique dont les concepts suivants : Ikhlass (pureté), çidq (véridicité), tawakkul (l'abandon confiant à Dieu), zuhd (détachement), wara'u (méfiance), ridâ (l'agrément du décret divin), taslîm (don de soi à Dieu), mahabatû (l'amour divin), fanâ'u (l'extinction en Dieu), baqâ'u (surexistence), az-zâtu (l'essence divine), as-sifatu (les attributs divins), qudratu (le decret divin), hikmatu (sagesse), rûhâniyyatu (le domaine de l'esprit), bachriyyatu (le domaine de l'âme charnelle), ma'rifatu haqîqatul hâl (connaissance de la réalité des états spirituels), wârid (la connaissance intuitive), maqâm (stations spirituelles) .
Selon diverses approches, le terme sûfî dérive des mots suivants:
- De « sûf », la laine, pour traduire la « pauvreté spirituelle ».
- De « as-sûfatu » qui désigne celui qui s'est libéré de tout ce qui n'est pas Dieu, pour s'attacher exclusivement à Lui.
- De « sûfa », ce qui est doux, léger. Ce mot traduit l'humilité des « sûfî ».
- De « sifatu » qui renvoie à l'appropriation des nobles qualités et à la purification des vices.
- De « as-safâ'u », la pureté.
- La Mosquée du Prophète (SAS) était caractérisée par la fréquentation d'un groupe qui portait l'éponyme ahlu-sufati dont les membres sont ceux mentionnés par Dieu s'adressant au Prophète (SAS) dans ce verset : « fait preuve de patience (en restant) avec ceux qui invoquent leur Seigneur matin et soir, désirant exclusivement sa face. Et que tes yeux ne se détachent point d'eux en cherchant (le faux) brillant de la vie sur terre. » (18,28)
Le précis al-ahdary fort répandu en milieu malékite mentionne que « le premier devoir du musulman est d'authentifier sa foi.» Cette authentification est l'apposition du cachet divin dans le cour du croyant, la conscience permanente de Dieu. Une Tradition sanctissime (hadith qudsi) énonce : « Je n'ai créé les hommes et les jinns que pour qu'ils m'adorent. » D'après Ibn Abbas -un brillant exégète du Coran du vivant du Prophète (SAS), que Dieu l'agrée- « pour qu'ils m'adorent » signifie « pour qu'ils me connaissent.» La connaissance de Dieu précède son adoration : « Connaissez-Moi avant de m'adorer, car si vous ne Me connaissez pas comment pourriez-vous m'adorer ? » Cette connaissance est le Tawhid qui fait périr tout autre que Dieu pour que Lui Seul subsiste.
Certains « sûfî » et savants musulmans, fort réputés, comme l'Imam Ghazâlî et l'Imam Sanûsî considèrent sa pratique comme un devoir incombant à chaque individu. Car si le soufisme oriente vers Dieu et fixe à LUI, s'il purifie le caractère et extirpe de l'associationnisme ; s'il inculque un amour de Dieu, l'observance de ses recommandations et l'éloignement de ses interdits, sa pratique ne peut être qu'obligatoire.
Dans beaucoup de passages du Coran, Dieu nous enjoint de trouver le moyen d'accès à Lui. Dans le verset 35 de la sourate 5, Il dit : « O vous qui croyez, craignez Allah et trouvez un wasîla (moyen d'accès à Dieu). Endurez dans ce sentier peut-être atteindrez-vous la félicité. » Cheikh Ahmad Tijaan (RA) explique le « wasîla » comme étant :
- L'imitation du Prophète (SAS) dans ses paroles et ses actes. Le Coran dit : « Si vous aimez Dieu, suivez-moi (le Prophète), Dieu vous aimera. » Dieu dit dans cette tradition sanctissime : « Si je l'aime, Je le deviens. » Ceci est la porte de la connaissance de Dieu.
- Le compagnonnage avec un connaissant par Dieu qui est arrivé à Lui : « Suis le chemin de celui qui est arrivé à MOI. »
- L'attachement à l'invocation. Dieu recommande ceci dans le Coran : « Fais preuve de patience (en restant) avec ceux qui invoquent leur Seigneur matin et soir, désirant exclusivement sa Face. » L'invocation efficace est celle obtenue auprès d'un guide parfait. Dans le verset 50 de la sourate 51, il est mentionné : « Fuyez vers Dieu. » Le Cheikh-al Islam El Hadj Ibrahima Niass (RA) explique que fuir vers Dieu, c'est se rendre auprès de celui qui Le connaît pour s'initier sous son contrôle.
L'initiation doit se faire auprès d'une compétence avérée afin d'éviter les influences psychiques négatives, et d'avancer méthodiquement et efficacement dans la voie. Cette initiation remonte du temps du Prophète (SAS), et beaucoup de traditions corroborent ce propos. Le Prophète (SAS) dit un jour à un groupe de compagnons en présence desquels Il se trouvait : « Y a t-il un étranger parmi vous ? » Non, Envoyé de Dieu répondirent-ils. Il demanda alors qu'on fermât la porte et leur dit : « Levez les mains et répétez : Lâ ilâha illal-lâh. » Shaddâd Ibn Aws raconte : « Nous tînmes donc nos mains levées pendant une heure en disant : « Lâ ilâha illal-lâh. » Le Prophète (SAS) dit alors : « O Mon Dieu, Tu m'as envoyé avec cette parole, me l'as recommandée, m'as promis le paradis en échange ; et en vérité Tu ne faillis jamais à Ta promesse ! Puis Il conclut : « Réjouissez-vous, car Dieu vous a pardonné ! » Une autre tradition est rapportée par l'Imam Ali (que Dieu ennoblisse sa face). Le sens est : « Je demandai à l'Envoyé de Dieu de m'indiquer le plus court chemin pour arriver à Dieu, le plus facile pour les serviteurs et le plus excellent aux yeux de Dieu. »
- « O Ali, invoque perpétuellement Dieu, à haute voie comme à voie basse », lui fût-il répondu.
- « Tout le monde invoque ! Ce que je souhaite, c'est que tu m'indiques à moi une invocation spéciale », insista Ali.
L'Envoyé répliqua alors : « Ali ! La meilleure chose que nous ayons dite, les prophètes qui m'ont précédé et Moi-même, c'est lâ ilâha illal-lâh. Si les sept cieux et les sept terres se trouvaient sur l'un des plateaux d'une balance et lâ ilâha illal-lâh sur l'autre, c'est de ce côté-ci qu'elle pencherait. O Ali, ajouta t-Il, l'heure ne viendra pas tant qu'il y aura quelqu'un sur cette terre pour dire : « Allah, Allah ! »
Ali demanda encore : « Comment dois-je invoquer, ô Envoyé de Dieu ? »
- « Ferme les yeux », lui répondit l'Envoyé, « et écoute-Moi dire : « Lâ ilâha illal-lâh » trois fois ; dis ensuite toi-même : « lâ ilâha illal-lâh » trois fois pendant que Je t'écoute. »
Ces traditions sont suggestives, car elles montrent que l'initiation se pratique à l'insu du commun, la nécessité d'un maître et d'une méthode. Dans nos conditions actuelles, le rattachement à une organisation traditionnelle régulière, dépositaire d'une influence spirituelle et ayant qualité pour conférer l'initiation est une condition nécessaire. Il s'agit proprement de la transmission d'une influence spirituelle qui doit s'effectuer selon des lois définies faute de quoi, le résultat visé ne pourrait être atteint. Cela implique donc un contact réel. Il est dès lors facile de comprendre l'importance capitale de la chaîne initiatique, c'est-à-dire, une succession assurant d'une façon ininterrompue la transmission dont il s'agit. En dehors de cette succession, l'observation même des formes rituéliques serait vaine, car il y manquerait l'élément vital essentiel à leur efficacité. Ceci s'applique de façon identique aux rites religieux que ne peut accomplir le non-musulman s'il ne reçoit « l'ordination » nécessaire qui l'introduit dans cette religion et qui est porteuse de l'influence spirituelle.
L'initiation consiste à suivre une voie, à réaliser un plan et dispose l'impétrant à prendre l'attitude mentale et intellectuelle nécessaire pour parvenir à une compréhension effective et non pas simplement théorique. Il est assisté et guidé en vue du contrôle de son travail. C'est cela le rôle du maître à qui il fait allégeance. La tradition « sûfî » du pacte et de l'enseignement de maître à disciple remonte à ce verset : «Ceux qui te prêtent allégeance, prêtent en vérité allégeance à Dieu, La Main de Dieu est au-dessus de leurs mains. » (48,10)
Le maître doit connaître la voie qui mène à Dieu, et prémunir le disciple contre tout ce qui pourrait induire la perdition. Personne ne peut se passer de maître, celui s'impose par la situation d'exil dans laquelle se trouve l'homme ici-bas. Il fut demandé à Cheikh Ahmad Tijaan (RA) si la recherche d'un guide est une obligation pour tous ou si elle n'incombe qu'à une portion d'individus. Il répondit en citant Sidy al-Mukhtar al-Kunti : « La quintessence du wird est la détermination et l'engagement de l'individu envers Dieu par le biais du guide. Quiconque respecte le guide ainsi que la détermination et l'engagement vis-à-vis de lui jouira des bienfaits des deux mondes. Celui qui dénie le guide et passe outre sa détermination et l'engagement vis-à-vis de lui verra la barque de sa religion se briser contre les écueils de la perdition. » Le Prophète (SAS) a dit : « Célébrez la grandeur des Cheikh (guides), car, ce faisant, vous célébrez la grandeur d'Allah. » Ces maîtres qui sont des savants par Dieu sont décrits par ce hadith : « Les savants sont les légataires des prophètes. » Le maître est plus qu'une individualité, il est le représentant de la tradition même qu'il incarne.
Du point de vue historique, la chaîne de transmission part du Prophète (SAS) qui initia l'Imam Ali. A partir de ce dernier, la chaîne se structure comme suit : Imam Ali — Hassane al-Basrî — Habîbul-'Ajamîy — Dâûda Tâ-î — Ma 'rûful-Karkhî — as-Siriyyi — Junayd. A partir de Junayd rayonnèrent plusieurs chaînes et s'amplifia le soufisme.
Le maître instruit par des formules d'invocation à réciter selon des indications précises. Cet enseignement qui est opératif et non spéculatif est la base et le support du travail personnel. Cet enseignement est une aide au travail intérieur de réalisation initiatique. Le rite d'invocation joue un rôle primordial. C'est un véhicule de l'influence spirituelle et un support à la méditation puisqu'il exprime des vérités de l'ordre initiatique. Le maître ne communique pas la connaissance d'une façon comparable à celle du professeur dans l'enseignement profane, et qui communique des formules livresques aux élèves qu'ils n'auront qu'à emmagasiner dans leur mémoire. Il s'agit ici de quelque chose d'incommunicable dans son essence puisque ce sont des états à réaliser intérieurement.
L'invocation est la pierre angulaire de la méthode. Son importance est rapportée par beaucoup de versets coraniques et de traditions prophétiques. Dieu dit dans le Coran « souvenez-vous de Moi, Je me souviendrai de vous.» Le hadith suivant est rapportée par Ibn 'Umar (RA) : « Celui qui déclame lâ ilâha illal-lâh en l'actualisant, Dieu l'installe dans la demeure de la Majesté et lui accorde la vision de sa Face. » D'après le Prophète (SAS) « le cour se rouille comme le fer ; l'invocation (zikr) l'en débarrasse, à l'image du feu par rapport au fer.». Voici une autre de ses paroles : « lorsque des gens se rassemblent pour invoquer Dieu, uniquement mus par le désir de sa Face, un héraut du ciel leur crie alors : vous voilà pardonnés ! Vos mauvaises actions ont été transformées en bonnes ouvres. » Et encore : « Invoquer Dieu en compagnie d'un groupe de gens, de la prière de l'aube jusqu'au lever du soleil, m'est préférable à ce bas monde et à tout ce qu'il contient. Invoquer Dieu en compagnie d'un groupe de gens de la prière de l'après-midi ('asr) jusqu'au coucher du soleil, m'est préférable à ce bas monde et à tout ce qu'il contient. » Aussi : « Le butin des assemblées du souvenir de Dieu, c'est le paradis. »
L'invocation procure de plus, une quiétude, une sérénité d'une intensité et d'une profondeur inégalées : « N'est-ce pas par l'invocation d'Allah que les cours s'apaisent ? » mentionne le Coran. Car l'invocation place l'invocant dans une perspective où la vie prend un aspect plus frais, et déplace le regard intérieur de l'humain vers le divin. Ainsi dès la vie terrestre, il est offert à l'homme la possibilité de vivre le paradis, celui de la contemplation divine qui est le paradis le plus sublime.
La persistance dans le souvenir dissipe les voiles et rend perçante la vue. « Nous avons ôté ton voile et voilà que ta vue est perçante aujourd'hui » (50, 22). Il se produit un dévoilement de l'organe de la connaissance théosophique qui est l'intuition intérieure qui fait accéder à la science cachée. Celle-ci se classe parmi les trois que le Prophète (sas) rapporta lors de son ascension nocturne. Elle est acquise par le croyant lors de son ascension dans le ciel de la proximité divine. De cette science, le Prophète a dit : « la science est comme un secret préservé, seuls les savants par Dieu la connaissent ; et lorsqu'ils en parlent, ceux qui méconnaissent Dieu les blâment. » Il a également affirmé : « La science intérieure est l'un des secrets de Dieu et dépend de Sa décision : Il choisit librement les cours auxquels Il la confie. » Et encore : « Il y a deux sciences : l'une pour le cour, et elle est la science utile ; l'autre pour la langue : c'est l'argument que Dieu opposera à l'homme. »
Cette science n'est pas de celles qui sont habituellement connues. Abû Hurayra (ra) a dit : « j'ai appris du Prophète deux types de science : l'une, je vous l'ai transmise ; mais quant à l'autre, si je le faisais, vous me trancheriez la gorge. » Un autre compagnon bien guidé Salmân al-fârisî (ra) a dit : « Si je racontais tout ce que je sais, vous diriez : Que Dieu fasse miséricorde à l'assassin de Salmân .» Il a été rapporté ceci de l'Imam Ali (ra):
«ô quelle précieuse connaissance je détiens !
Si j'en divulguais une portion,
On dira : Tu fais partie des idolâtres !
Les hiérarques parmi les musulmans rendront licite mon sang versé !
Et cette sentence exécutée serait sans commune mesure avec le mal qu'ils me souhaitent »
Cette science qui est l'apanage du soufisme est l'intérieur du coran. Selon le Prophète (SAS) « Chaque verset du Coran a un sens extérieur (zâhir) et un sens intérieur (bâtin) .. Le niveau de sens intérieur varie de sept à soixante-dix . »
Cette science est aussi la connaissance de Dieu rendue possible par la connaissance de soi. Le Prophète (SAS) a dit : « Celui qui se connaît, connaît son seigneur ». Cette connaissance de Dieu justifie la création telle que l'exprime cette tradition sanctissime (hadith qudsî) : « j'étais un trésor caché, Je voulus être connu ; alors Je créai l'Univers. » Cette impérieuse exigence de connaissance de Dieu apparaît dans une autre tradition sanctissime (hadith qudsî) : « Connaissez-moi avant de m'adorer, car si vous ne me connaissez pas comment pourriez-vous m'adorer ? » Allah dit dans la coran : « Je n'ai créé les hommes et les djiins que pour qu'ils m'adorent. » (51,56) Ibn Abbass explique que pour qu'ils m'adorent signifie pour qu'ils me connaissent.
Cette connaissance de Dieu est plus qu'une connaissance théorique ? C'est un savoir expérienciel où Dieu se révèle comme sujet absolu parce qu'en vérité et en son essence, Il ne peut jamais être un objet; un objet sur lequel un philosophe, un théologien et autres délibèreraient.
Cette connaissance est une métamorphose intérieure qui consiste à franchir la distance qui sépare la connaissance théorique et la certitude de la connaissance personnellement réalisée et vécue : C'est cela l'accès à Dieu à la réalisation duquel toute réalité supposée autre que Lui périt, conformément à ce verset : « tout périt sauf Sa Face.» (88,28) La création devient ipso facto spirituellement transparente au point que celui qui réalise cette certitude perçoit Dieu où qu'il se tourne. Le coran l'affirme en ces termes : « Où que vous vous tourniez, est la Face de Dieu.» (2, 115)
› Le croyant n'accède à cette certitude de la connaissance qu'après s'être extrait de son égoïté pour se rapprocher de l'Etre divin. C'est à cela que fait allusion cette parole prophétique : « Mourrez avant de mourir ». La première mort est l'extinction en lâ illâha illal-lâh (l'extinction en l'Etre) (fanâ-u) et la deuxième, la mort physique. Il est fait mention de ce rapprochement dans une tradition sanctissime (hadith qudsî) : « Ceux qui se rapprochent de Moi n'ont jamais mieux fait qu'en accomplissant ce que J'ai prescrit pour eux. Et le serviteur ne cesse de se rapprocher de Moi en multipliant les ouvres surérogatoires jusqu'à ce que Je l'aime. Et lorsque Je l'aime, Je suis son ouïe, sa vue, sa main et son soutien. Par Moi il entend, par Moi il voit et par Moi il saisit. » Il se produit ainsi l'extinction (fanâ-u) en l'Essence divine (az-zâtu).
› A l'extinction succède la surexistence (baqâ-u) en Muhammadu rassûlulâhi (sas) : C'est la surexistence en les Attributs divins (as-sifât). Cette surexistence est aussi contemplation de l'Unité dans la multitude des formes (wâhidiyyatu), dans la vision même de l'Unité.
› Cette expérience réalisée, le Maître place le disciple dans la perspective : « iyâka na 'budu, wa iyâka nasta 'înu » (C'est Toi que nous adorons, et c'est par Toi que nous T'adorons). La première partie de ce verset est le lot du commun des musulmans (al-'âm) et la seconde, un privilège accordé à l'élite (al-khâsu).
Au terme de son cheminement l'individu n'aura de cesse de faire un parcours incessant entre ces trois stations.
L'Islam présente trois dimensions d'après l'enseignement prophétique. Elles correspondent à la triade ISLÂM-ÎMÂN-IHSÂN. L'Islam est la loi qui édicte tout ce que le croyant doit faire ; l'Imân indique ce qu'il faut croire et l'ihsân est notre adhésion totale à la vérité et notre conformité totale à la loi. L'Ihsân est le bien croire et le bien faire, leur quintessence et débouche sur la vérité essentielle. Il existe par conséquent trois voies de connaissance qui font accéder à la triade précitée: La CHARIA à l' ISLÂM, le TAWHÎD à l' ÎMÂN et le SOUFISME à l' IHSÂN.
Le Cheikh Zarûq dit : « Le soufisme est pour la religion ce qu'est l'esprit (rûhu) pour le corps. »
Le soufisme n'est pas une introduction tardive dans l'Islam d'éléments empruntés ailleurs, ni un rite additionnel et blâmable. Le soufisme qui s'affirme comme la raison d'être même de l'Islam ne saurait contrevenir à Dieu qui dit : « Aujourd'hui, j'ai parfait votre religion. » (5, 3) Le soufisme est le droit chemin, la voie du pardon divin, le souvenir de Dieu et l'orientation exclusive vers Lui. C'est l'embellissement du caractère et l'extraction du pire des péchés : celui de l'associationnisme qui est d'une étonnante subtilité, puisqu'il s'associe à notre égoïté. Sa subtilité est telle que le Prophète (SAS) dit de lui que c'est une fourmi se déplaçant sur une pierre noire dans l'obscurité de la nuit. Détecter une telle fourmi ne peut que relever du don.
Le soufisme est la tradition du Prophète (SAS). Cette tradition désigne sa voie telle qu'elle se manifeste dans ses paroles, ses actes et ses états. Sa parole était sagesse et son silence, réflexion. Le voir était en soi un enseignement, et ses actes n'étaient que pure obéissance à Dieu. Quant à son état spirituel, c'était la présence de Dieu en toute circonstance. Aïcha (que Dieu l'agrée) disait qu'Il invoquait Dieu tout le temps. « Il demeurait en compagnie de son Seigneur qui le nourrissait et l'abreuvait. » (26,79) Ces états ne s'acquièrent que par la fréquentation des gens qu'il nous a ainsi décrit : « Fréquentez celui dont la vue vous rappelle Dieu, dont les paroles enrichissent votre science et dont les actes vous font désirer l'autre monde. » Il a dit par ailleurs que la meilleure façon d'adorer Dieu c'est de s'asseoir à côté d'un Saint, aussi bref soit l'instant, même s'il correspond à la durée de traite d'une chèvre.
Même si l'on concède à certains que le soufisme est une innovation, toute innovation n'est pas blâmable. Le Prophète (sas) a dit : « Quiconque instaure une bonne tradition (sunna) en sera rétribué et le sera pour ceux qui l'imiteront dans cette pratique .» Les prières en commun dans les mosquées pendant les nuits du Ramadan (tarâwîh) sont une innovation du Calife Umar (RA). La compilation du Coran en livre, sa voyellisation, sa division en hizib. sont aussi des innovations; de même les cinq statuts légaux que sont l'obligatoire (fard), le recommandé (sunna), le permis (mubâh), le déconseillé (makrûh) et l'interdit (harâm). Certains savants procèdent à une classification d'où se dégage la notion d'innovation obligatoire : c'est ce qui est nécessaire pour accomplir un acte obligatoire. La grammaire fait partie de cette innovation, de même que la rhétorique, la logique, la prosodie, la critique, la lexicologie.
D'autre part, l'iijtihâd (l'effort d'interprétation que fait le mujtahid) est une donnée fondamentale dans l'Islâm. Le Prophète (SAS) a énoncé ce propos qui prouve que l'ijtihad fait partie de la Sunna : « Vous devez suivre ma tradition et la tradition des califes bien guidés. » (Ce sont Abû Bakr, Umar, Uthman, et Alî) Les fondateurs des voies soufies sont des mujtahid et leur ijtihâd porte sur l'Ihsân. Ils sont semblables à l'Imam Mâlik et aux autres fondateurs d'écoles juridiques dans le domaine de l'Islâm, et à Ash'âri dans le domaine de l'Imân. La religion étant constituée de la trilogie ISLÂM-ÎMÂN-IHSÂN, il est logique et conforme à la vérité que si l'ijtihâd et les mujtahid sont admis dans les domaines ISLÂM et ÎMÂN, celui de l' IHSÂN ne saurait être en reste. En réalité, ce que font les soufis tient de la révélation.
En conclusion, le soufisme est le chemin qui mène à l'IHSÂN. Il permet la connaissance unitive de l'Essence divine, de Ses Attributs, de Ses Noms et de Ses Actes. Le soufisme est la naissance et la vivification en l'homme de qualités et vertus qui le révèlent à une noble et incommensurable destinée intelligente. C'est la conduite parfaite, la voie droite, le caractère vertueux et la pacification des cours. Il est vie auprès du Seigneur, et prise de conscience que ce qu'il y a de meilleur en ce monde est un cour tout entier rempli du souvenir de Dieu. Le soufisme est fortement ancré dans le Coran et la tradition (sunna) du Prophète (sas). Il ne constitue ni un rite additionnel, ni une introduction tardive dans l'Islam.
Vu sous cet angle, le Soufisme ne s'identifie t-il pas à l'essence même de la révélation ? Sa place dans l'Islâm n'est-elle pas centrale et prépondérante ? Ne se présente t-il pas sous ce rapport comme une nécessité dans l'Islam ?