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Involution et Evolution

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L'Homme a connu une involution et il est capable d'une évolution. C'est ce que nous relate Cheikh Ahmad-At-Tijân (Que Dieu l'agrée) dans un passage du célèbre ouvrage intitulé Al-Jawâhir-al-Ma'ânî dont voici un extrait significatif :

La Nature Primordiale de l'Homme

Parlant de ce qu'est la réalité archétypique et le potentiel psycho-spirituel de l'Homme, le grand maître soufi, Cheikh Ahmad-At-Tijân, évoque dans Jawâhir-al-Ma'ânî :

إِنَّ الرُّوحَ الإِنْسَانِيَّ الْمُدَبَّرَ لِلْجِسْمِ كَانَ قَبْلَ التَّرْكِيبِ فِي الْجِسْمِ مَخْلُوقاً مِنْ صَفَاءِ صَفْوَةِ النُّورِ الإِلهِـي ، وَأَوْدَعَ فِيهِ سُبْحَانَهُ وَتَعَالَى مِنْ أَسْرَارِهِ وَعُلُومِهِ وَمَعَارِفِهِ مَا لاَ تُدْرَكُ لَهُ غَايَةٌ وَلاَ يُوقَفُ لَهُ عَلَى حَدٍ وَلاَنِهَايَةٍ

« L'esprit humain insufflé dans le corps était, dans l'état qui précède sa connexion dans la matière, une saine entité issue de la pureté absolue de la Lumière divine. Allâh en fit dépositaire d'innombrables secrets, connaissances et intellections émanant de Lui et dont on ne peut saisir leur portée si immense ni appréhender leurs illimités et infinités, lesquelles touchent les amplitudes les plus sublimes.»

Cheikh Ahmad Tijânî nous fait comprendre ici que l'être humain est non seulement un corps, mais également et principalement un esprit. Et que l'esprit humain (ar-rûh-al-insânî), principe immortel et intemporel, n'a jamais cessé et ne cessera jamais d'être. Il était, il est et il sera. Il a existé de toute éternité (azâlan) et ne cesse d'exister éternellement (abadan) dans les sublimités de la pureté et de l'immutabilité.

Créé parfait puis maintenu au sein de l'environnement divin, qui est un espace universel d'intériorité, d'intimité, de communion, de tranquillité et de stabilité; l'esprit eu à siéger auprès de Dieu où il séjourna dans la pureté la plus totale et la contemplation la plus directe et la plus absolue. Durant son séjour au sein de la divinité, l'esprit, issu de la lumière essentielle, fut doté d'une aptitude infinie à cerner les « innombrables secrets, connaissances et intellections » émanant de Dieu.

Il est donc clair et évident que l'être adamique n'est pas parvenu à l'existence seulement quand il fût revêtu de ses attributs physiques et est apparu dans le domaine matériel, monde de la perception sensible. Non, le Souffle de Dieu, de toute éternité, a été et sera dans les sublimités de la sanctification. En d'autres termes, l'être spirituel est antérieur à l'être physique, car c'est de tout temps, dans une création qui n'a jamais eu de commencement, « qu'une saine créature issue de la pureté absolue de la Lumière divine » a existé pour connaître le Créateur, telle que dépeinte par Cheikh Ahmad Tijânî, qui souligne dans la suite de ce même passage du Jawâhir-al-Ma'ânî :

وَكَانَتِ الرُّوحُ فِي ذَلِكَ الْوَقْتِ تَامَةَ الْمَعْرِفَةِ بِاللهِ تَعَالَى، كَامِلَةَ الصَّفَاءِ وَالتَّمْكِينِ مِنْ مُطَالَعَةِ الْحَضْرَةِ الْإِلَهِيَّةِ، تَامَةَ الْعِلْمِ بِمَا تَشْمُلُ عَلَيْهِ الْحَضْرَةُ الْإِلَهِيَّةُ مِنَ الْعُلُومِ وَالْمَعَارِفِ غَيْرَ جَاهِلَةٍ بِشَيْءٍ مِنْهَا

« L'esprit possédait alors une connaissance complète et parfaite de Dieu exalté soit-il! mais aussi une pureté totale et une haute stabilité dans ses ascensions au sein de la Divine Présence. Il possédait également une science complète, dépourvue de toute ignorance, sur tout ce que renfermait la Divine Présence comme connaissances et intellections. »

L'esprit humain renfermait, depuis le commencement qui n'a pas de commencement, une connaissance intégrale et absolue de tout ce qui a trait à la divinité. Il jouissait d'une contemplation totale de la Vérité, dans la Vérité, pour la Vérité et par la Vérité. Il résidait également dans sa perfection originelle et in-changeante, en étant établi dans un état permanent et immuable, un état d'intériorité et de fusion en le divin.

Divine émanation procédant de l'Etre pur et résidant en Lui, l'esprit humain n'était donc ni extérieur à l'Essence divine, ni différente d'Elle. Il était de même nature que Dieu, et entretenait avec Lui une étroite relation d'unité, d'identité sans dualité, d'intimité et de familiarité. L'être spirituel, établi à l'intérieur de la Réalité ultime indifférenciée, était en effet dans l'état d'innocence et de pureté totale, c'est-à-dire dans l'état où il existait dans son essence sans que rien qui vient du dehors n'y soit mêlé sans qu'il fût possible de parler d'extériorité. Dans cette phase de l'existence, l'esprit humain, affranchi de toutes limites, ne vivait qu'en, par et pour Dieu. Il existait, mais son existence était en union totale avec l'essence divine. Il n'avait ni individualité, ni identité propre. Il ne possédait d'autre moi que le moi divin.

En d'autres termes, il n'y avait dans cette station ni indice, ni aspect, ni forme, permettant d'établir une quelconque distinction entre Dieu et l'esprit humain. Celui-ci s'exprimait dans l'absolue nudité de son essence en union totale avec l'Être divin; tout indice de son identité était encore absent. Privé de toute empreinte d'individualité et dénudé de toute trace d'existence propre, l'esprit humain était par conséquent au summum de sa pureté, au comble de sa béatitude, au zénith de son dévoilement et au firmament de sa connaissance. L'Homme, considéré à cette phase de son existence, était alors un esprit sans corps, étant entendu ici qu'esprit et corps sont non point deux choses, -mais deux états, deux faces indissociables d'une même Étoffe cosmique, établies au sein d'un même Espace Universel.

En bref, l'être adamique, couronné de gloire et d'honneur, vivait dans la prééternité la plénitude de l'Unité et la totalité de la Connaissance. Autrement dit, avant même la manifestation de ses principes physiques dans l'ordre créaturel, l'Adam spirituel existait déjà dans la prééternité. Dieu lui avait inculqué la Science qui concerne toute Sa divine Instance et l'avait gratifié de la « connaissance complète et parfaite » de Sa Majestueuse Essence. L'Adam spirituel renfermait ainsi tous les Noms divins car étant créé « à l'image de Dieu ».
Dans cet état spirituel, l'être adamique possédait alors la connaissance de tous les Noms divins, donc de tout ce que l'humanité sait aujourd'hui et de tout ce qu'elle saura dans l'avenir[1] et ce jusqu'à l'éternité. C'est parce que ces noms divins sont consubstantiels à l'être essentiel de l'Homme. L'Homme, ainsi appréhendé comme étant «la Somme des Noms divins » (majmû'ul-asmâ'il-ilâhiyya), se connaissait parfaitement et à juste titre, connaissait absolument Dieu car n'étant pas autre que Dieu.

Cependant, suite à son insertion dans la matière et donc à sa manifestation dans l'ordre créaturel, il n'eu plus le souvenir de tous les Noms que Dieu lui avait insufflés ; ce qui provoqua sa dégénérescence et sa dégradation traductions de son penchant immodérée pour l'extériorité.

La dégénérescence spirituelle : l'oubli

La descente de l'esprit dans les ténèbres du corps lui a temporairement fait perdre sa pureté et sa perfection inhérentes à sa nature supérieure et lui a aussi fait oublier ses connaissances d'essence divine. Ainsi passa-t-il à un état avilissant d'impureté, d'imperfection et d'ignorance. C'est ce que souligne le Cheikh Ahmad-At-Tijân dans la suite de son exposé :

ثُمَّ لَمَّا تَرْكَبَتْ فِي قَارُورَةِ الْجِسْمِ وَتَلْطَخَتْ بِأَدْرَانِهِ وَانْعَكَسَتْ نِسْبَتُهَا الَّتِي هِيَ غَايَةُ الصَّفَاءِ وَالضَّوْءِ إِلَى نِسْبَةِ الْجِسْمِ الَّذِي هُوَ فِي غَايَةِ الظّلاَمِ وَالْكَثَافَةِ، اِحْتَجَبَتْ عَنْهَا تِلْكَ الْعُلُومَ وَالْمَعَارِفَ الَّتِي كَانَتْ فِيهَا قَبْلَ تَرْكِيبِهَا فِي الْجِسْمِ وَاسْتَمَدَ لَهَا هَذَا الْحِجَابَ مِنْ نَشْأَةِ الْجِسْمِ دَائِمًا

« Quand l'esprit monta sur son organe de locomotion qu'est le corps, se souilla en raison de la nébulosité de ce dernier, passa de l'état de pureté et de clarté inhérente à sa nature supérieure et originelle à l'état inverse d'obscurité et d'opacité propre au corps concupiscent, les connaissances et intellections qu'il détenait antérieurement à sa descente dans le corps se dissimulèrent instantanément et s'occultèrent. »

Le passage des plans supérieurs aux plans sensibles entraîna une profonde mutation du sujet. Celui-ci se retrouve voilé par la trace des illusions de l'ego ainsi que par le brouillard des sens de sorte que les vérités essentielles qu'il appréhendait auparavant lui furent désormais occultées.
Au milieu de cette dense obscurité, de cette grossièreté du domaine physique, l'individu ne perçoit plus sa véritable identité, car la perception de celle-ci est obscurcie en lui par une connaissance erronée de lui-même. En d'autres termes, il y a à la base une erreur sur la connaissance que l'individu se fait de lui-même, de son véritable « moi ». Quand il dit « moi », il pense à son corps. Sa conscience de son corps, de son « moi humain », n'est alors que limitatrice et dissimulatrice de la vérité fondamentale de son être essentiel, c'est-à-dire de son « Soi divin ».

Se focalisant trop sur son corps, s'identifiant entièrement à lui, refusant par sa façon d'être qui découle d'une pure ignorance d'actualiser son principe fondamental qu'est l'esprit, l'individu a fini par se perdre dans le labyrinthe des apparences et du multiple, perdition qui lui empêche finalement de vivre la plénitude de l'unité.
Il importe alors de savoir, comme on l'a déjà évoqué, que l'enveloppe corporelle dont nous nous revêtons ne correspond nullement à notre être véritable. Le grand Maître soufi éclaircit cette vérité dans la suite de ce passage du Jawâhir-al-Ma'ânî :

وَإِنَّمَا هَذَا الْجِسْمَ الظَّاهِرَ لِرُوحِهِ كَالثَّوْبِ الْمَلْبُوسِ. فَلَيْسَ الْإِنْسَانُ إِلاَّ الرُّوحَ، ثُمَّ هُوَ الْآنَ فِي حِجَابٍ عَنْ دَرْكِ حَقِيقَةِ رُوحِهِ، لاَ يَعْلَمُهَا وَلاَ يُدْرِكُهَا وَهِيَ عَيْنُهُ

« Ce corps patent n'est simplement que l'habit provisoire porté par l'esprit latent. En vérité, l'Homme n'est autre que l'esprit. Cependant, voilé qu'il est présentement par l'enveloppe corporelle, il lui est difficile d'appréhender sa réalité foncièrement spirituelle. Il ne réalise pas que ce qui détermine son existence pure et qui constitue son essence propre, c'est exactement cette entité spirituelle, qui reste et demeure sa seule et unique réalité ontologique.»

Le principe qui résume toute la métaphysique de Cheikh Ahmad Tijân, et qui constitue la clef de voûte de son enseignement est donc contenu dans cette affirmation que « la nature de l'Homme est purement spirituelle ».
L'esprit qui est le principe même de l'être manifesté, se distingue radicalement du corps qui est l'élément concupiscible sujet aux appétits inférieurs. Le corps est le fardeau érotique, résidence des désirs fuligineux qui désorientent le cour, rend opaque la vue et baisse l'entendement. Il est comme une espèce de prison où l'esprit est enchaîné comme l'huître l'est à sa coquille. Le corps est ce « mal » nécessaire dans le monde physique qui infecte et contamine notre esprit en nous tenant en esclavage » et en causant « mille entraves à notre quête de vérité». Le corps contamine l'esprit en nous détournant du Bonheur, de la Vérité et de la Béatitude.

L'essentiel sur terre est de délivrer l'esprit de la dépouille du moi en prenant conscience que l'enveloppe corporelle qui nous couvre et nous « individualise » est fondamentalement différente de ce qu'est « notre véritable personne ». Ce corps n'est nullement nous et ne nous appartient en aucune manière; nous nous en parons simplement dans l'état physique factice, et il nous introduit auprès du Monde de l'ici-bas qui n'est que pure illusion au regard du monde spirituel.

Parvenir à la claire conscience de cette vérité par la connaissance unitive (Ma'rifat) en choisissant une vie contemplative et de détachement intérieur des choses mondaines, voilà tout ce qui justifie notre présence ici bas. Il faut donc se garder de considérer la dégénérescence de l'Homme comme étant une détérioration, une involution irréversible. Il y a bien une voix de l'esprit en nous qui désire une évolution. La volonté de s'arracher de l'humaine condition fait bien partie de la lutte de l'Homme. Créé à l'image de Dieu, le but de son évolution spirituelle est précisément de réfléchir cette image, c'est-à-dire d'exprimer sa nature divine à travers ses pensées, ses paroles et ses actions par l'actualisation de cette nature même.
Mais, dira-t-on, qu'est-ce qui permet de libérer l'intelligence, d'éveiller la sensibilité, de secouer le joug de l'illusion et d'inciter au travail d'une constante lucidité ?

Le moyen de libération spirituelle

Le moyen de libération spirituelle

L'Homme a la capacité de découvrir en lui tous les Noms, insufflés par Dieu. Il a des aspirations ascensionnelles. Cheikh Ahmad Tijânî nous enseigne qu'il y'a une possibilité pour notre esprit de retrouver l'Unité originelle et se fondre en elle. Quel est le moyen de notre libération ? Demandera-ton. A Cheikh Ahmad Tijânî de répondre :

فَإِذَا أَرَادَ اللهُ لَهُ بُلُوغَ الْمَعْرِفَةَ وَصَفَائِهَا رَفَعَ لَهُ الْحِجَابَ عَنْ حَقِيقَةِ رُوحِهِ فَأَدْرَكَ حَقِيقَتَهَا إِدْرَاكًا ذَوْقِيًّا وَكَشْفًا عَيْنِيًّا وَأَدْرَكَ مَا أَوْدَعَ فِيهَا مِنَ الْعُلُومِ وَالْأَسْرَارِ. فَهِيَ الْآنَ مُحْتَجِبَةً عَنْهُ وَهُوَ عَيْنُهَا

« Si Dieu désire faire atteindre à l'Homme la connaissance et la pureté originelle de son principe lumineux immortel, Il lui ôte alors le rideau utopique et lui fait ainsi percevoir, par goût intuitif et dévoilement pénétrant, sa réalité supra-humaine et omnitemporelle. Aussi accédera-t-il à la conquête active des connaissances et secrets inhérents à son être céleste. Bien que caractérisant sa nature essentielle et sa personnalité authentique, l'esprit se trouve actuellement entièrement voilé à l'Homme. » Cf. JM

Le chemin de la libération de l'esprit passe d'abord par le constat et la reconnaissance du mal et des malades. Le mal, c'est le péché d'extériorité commis par l'individu en affirmant son « moi humain», niant ainsi son « Soi divin ». Le malade, c'est l'homme dégradé, car ayant perdu le souvenir de sa nature spirituelle ou divine, prétendant ainsi être ce qu'il n'est pas. Selon la tradition (sunna), les hommes auraient été appelés « an-nâs » parce qu'ils ont oublié (nisyân) l'Alliance qu'ils ont conclu avec Dieu, à savoir la proclamation de Son Unicité (At-Tawhîd) énoncé dans la formule de témoignage de la foi (Shahâda) : « Lâ ilâha illal-Lâh, Muhammadur-Rasûlul-Lâh » dont la traduction sous un rapport est «Pas de divinité en dehors de la seule réalité divine et le Loué (sas) est sa Manifestation Absolue».
En vérité, tant que subsiste une trace de la condition de créature dans l' « Oil » de l'Homme, le lever du « Soleil Divin » ne se produira jamais sur son Cour. « La Vérité ne se dévoile qu'à celui qui efface sa propre trace et perd jusqu'à son nom ! » dira le Cheikh-Al-Akbar, Ibn Arabi (in : La parure des Abdâl). Le chemin spirituel nous fait donc redécouvrir notre nature spirituelle oubliée en nous frayant la voie à l'effacement de notre individualité humaine devant le principe divin.
Cette redécouverte passe donc par une négation de ce que nous prétendons être qui n'est qu'une nature seconde dégradée. C'est dire que la vision de notre principe divin n'a lieu que notre extinction à nous-mêmes, c'est-à-dire à notre nature humaine. Car le soleil de Sa Réalité Essentielle (al-Haqîqatul-ilâhiyya), une fois qu'il darde ses rayons dans le cour du cheminant préféré d'entre les serviteurs, en ôte l'obscurité qui couvrit ce divin siège alors assombri par la brume et la grisaille de l'égo-théisme (adoration du moi) fruit de l'égotisme (valorisation excessive du moi). Par conséquent, tout comme on voit de nouveau l'éclat immuable du soleil, une fois dissipés les nuages qui le masquaient, un tel cheminant, présentement gratifié d'un cour pur et éthéré, d'un cour vide des maladies des doutes et des illusions, perçoit de nouveau sa nature spirituelle, précédemment abandonnée à l'oubli.

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